Interview de John BUTLER (27/11/2025)

Rédigé le 12/12/2025
Thomas Schibler

« Bonjour John, c’est un grand privilège de pouvoir vous rencontrer.

– C’en est un pour moi également.

– Peut-on tout d’abord évoquer votre nouvel album, intitulé Prism ? C’est le troisième d’une série de quatre albums, une œuvre multiple donc, qui a débuté avec Running Rivers puis Still Searching. Est-ce une évocation des quatre saisons ?

– Oui, cela faisait 3 ans que j’essayais de composer et d’écrire Prism. Mais je suis arrivé dans une impasse. J’ai essayé de tout faire seul, les instruments, l’enregistrement, et puis mon ordinateur a décidé de ne plus fonctionner. Alors j’ai baissé les armes, j’ai échoué. Mais c’était un échec nécessaire. Cela m’a pris un an pour abandonner cette voie, et une fois que j’étais pleinement en accord avec cette décision, j’ai voulu revenir à ce que je faisais de manière naturelle, un album de musique d’ambiance, en faisant les choses plus simplement, celles que sais faire. Alors j’ai fait un premier album de musique d’ambiance, un album instrumental, puis enfin Prism a pu naître.

Et c’est seulement au bout de ces trois chapitres que j’ai vu un motif se dessiner, composé de quatre saisons.

Il y a également une dimension très personnelle, puisqu’il s’agissait de me consoler de la mort de mon père, par la musique. C’était donc un parcours complexe d’arriver jusqu’à Prism, que je devais accomplir même en me trompant. Prism est vraiment l’album vers lequel je voulais aller, mais je ne savais pas par quel chemin y parvenir. Je ne sais pas encore ce que sera le quatrième opus de cet ensemble, je n’ai aucune composition pour l’heure. Pour le moment, je suis concentré sur la tournée pour défendre Prism face au public. Voilà,c’est un peu tout cela. Je sais que cela fait beaucoup de mots pour le dire.

– La prochaine question était justemen0t de savoir ce que serait la quatrième saison, mais vous m’avez coupé l’herbe sous le pied. Alors parlons de Gets No Better sur cet album. Vous y évoquez des lieux comme Coppin’s Gap ou Nullagine, qui semblent être des parties du bush perdues au fin fond de l’Australie. Est-ce que, comme vous l’évoquez dans la chanson, vous avez réellement passé des nuits à la belle étoile dans ces endroits ?

– Bien sûr. J’ai passé 3 jours à Coppin’s Gap, et 2 au bord de la Nullagine, qui est une rivière. J’ai aussi passé du temps dans la région de Kimberley, et du côté de la rivière Matuwarra. Ce sont mes endroits préférés au monde.

– D’ailleurs en fin de chanson, on entend des chœurs qui évoquent la Matuwarra ! Le nom est issu de la langue aborigène ou d’une autre langue des natifs d’Australie ?

– Cela vient du bunuba, l’une des langues des Aborigènes. C’est leur nom pour la rivière Fitzroy, qui coule à travers toute la région de Kimberley. C’est une rivière très longue, très importante aussi. Son nom est devenu rivière Fitzroy à l’époque de la colonisation. Mais Matuwarra, c’est un beau nom.

– Merci pour ces infos, je me coucherai moins bête ce soir. Parlons des influences présentes dans la plupart de vos albums. Des sons venus d’Inde, hindoustanis pour la plupart. Et derrière vous justement, une superbe lapsteel indienne (NDLR : une chaturangui). Êtes-vous toujours aussi curieux qu’à vos débuts, à la recherche de sonorités et de gammes différentes ?

– J’ai depuis toujours adoré le son, le mood de la musique classique ou traditionnelle hindoustanie. C’est totalement captivant, profond. Et puis j’ai pu apprendre, m’entraîner en Inde auprès de Debashish Bhattacharya, un maître de ces instruments et de ces sonorités. Entrer dans ce monde a été d’une profondeur et d’une immensité folles. J’ai ces influences depuis très longtemps maintenant, même si je ne connais pas beaucoup de raggas, mais la discipline que cela demande, oui, j’y prends plaisir. La théorie musicale aussi liée à cette musique et ces accordages ouverts, ça me passionne. J’ai appris plusieurs techniques, et être là, parmi ces musiciens, cela m’a permis de gagner en introspection, en dextérité, en humilité aussi. Je ressens la même chose en écoutant un joueur de banjo, de violon. Il a des techniques dans chaque instrument que l’on peut ajouter à sa palette. Comprendre la slide guitar nécessite beaucoup de rigueur, alors j’en aurai pour toute ma vie à m’entraîner…Par petites touches, on progresse, mais cela demande vraiment d’y travailler. Je dois dire tout de même que j’aime ça, c’est une forme de méditation. Si j’y consacre du temps, un peu comme pour les maths, on obtient quelque chose à son échelle, un progrès. Pour tout dire, c’est aussi l’une des seules choses que je peux contrôler dans la vie, consacrer du temps et de la discipline à la musique. Cela m’ancre dans ce monde.

– En parlant de méditation, nous avons assisté à plusieurs de vos concerts, vous évoquez souvent l’apaisement des esprits, la paix en général, et la spiritualité. Êtes-vous en quête de spiritualité, et si oui, sous quelle forme ?

– Je parle de paix, oui, mais je lutte constamment entre des polarités, dont celles de la destruction du monde, le racisme, le fascisme. Alors si je peux durant un moment définir un cadre protecteur autour de moi et du public… La guerre extérieure n’est que le reflet de la guerre intérieure que chacun livre. Donc mon plus grand ennemi, c’est probablement moi-même. Le diable à l’œuvre dans le monde est probablement le même qui est à l’œuvre en moi. J’essaie de me souvenir de cela en pensant à certaines personnes, comme Benyamin Netanyahou, ou Donald Trump, ou d’autres. Les extrémistes en tout genre, les fascistes, les terroristes, cela me met à mal. Dans mes concerts, il y a c’est vrai une part apaisante, mais aussi une forme d’agression avec certaines sonorités, de rage que j’exprime avec les effets. J’essaie d’équilibrer les forces, et le show est un voyage à travers ces tensions. Un point d’équilibre au milieu du chaos.

– On sent bien la dualité dans vos propos..

– Oui, la vie s’articule autour de polarités, et le spectre entre ces polarités noire et blanche est vaste. Prism évoque tout cela, toutes les couleurs, le jour, la nuit, la lune, le soleil..,

– Il y a d’ailleurs un squelette sur la pochette de l’album, pour évoquer la mort aussi bien que la vie ?

– Oui un peu, mais j’ai toujours adoré les crânes, j’en mets partout. Et puis il représente aussi le décès de mon père, celui du père de ma femme…Ils ont disparu durant le cycle lié à Prism. Ils représentent donc les pères disparus.

– Parlons de James Ireland. Quel a été son rôle sur Prism ?

– Il a apporté beaucoup de cohérence à cet album. Il l’a coproduit avec moi. C’est un incroyable musicien, il a joué les pounds, il fait partie de Tame Impala actuellement, c’est un fantastique ingénieur, pianiste, guitariste. Il a beaucoup de talents, et ça a été une épopée d’arriver à un résultat. Après une semaine de travail, on n’avait rien de correct. Cela ne venait pas de lui, mais de moi. Alors nous sommes revenus aux guitares, aux noyaux de chaque chanson, et là ça a fonctionné. C’est un arrangeur de talent, il a su magnifier et amplifier les éléments, y apporter sa patte…C’était un très beau partenariat, très enrichissant.

– Est-ce lui qui a apporté ces touches d’electro dans l’album, ou cela venait-il de vous ? Vous semblez plus proche d’une authenticité, du bois, des racines des instruments…

– Quand j’ai tenté d’écrire Prism seul, j’ai beaucoup utilisé la technologie, les beats, les synthétiseurs, de la trap. J’écoute énormément de musique electro, un hip hop, parce que j’aime par dessus tout le rythme et j’y plaque du fingerpicking. Le truc avec James, c’est qu’il adore également ce genre de musique très electro, et il est bien meilleur que moi pour les rendre concrets. J’ai fait pas mal de boucles et de synthétiseurs sur cet album, il y a ajouté d’autres boucles et des percussions. C’était une symbiose, chacun apportant sa pierre à l’édifice. Mais beaucoup de gens pensent que je suis quelqu’un de folk, proche du bois de mes instruments, mais j’écoute énormément de musique électronique. Skrilex, Pharrell, Timberland, Dr Dre… Ces personnes et leur musique sont aussi mes fondements. Donc c’était une rencontre constructive avec James.

– Pendant vos concerts, on peut éprouver une rupture du temps et de l’espace. D’autres témoignent d’une forme de modification de leur état de conscience. Est-ce que vous êtes conscient de ce pouvoir, et vous percevez-vous comme étant un chamane ?

– Non, je ne pense pas incarner un chamane, non. Mais je crois profondément que l’endroit dans lequel je joue est un espace sacré. Jouer de la musique en public est un rituel, un rituel très ancien, que les humains pratiquent depuis des milliers d’années. De cela j’en suis conscient. Les rites de passage, les cérémonies, je m’inspire de ces traditions séculaires. Ce que nous faisons est un rituel, et je prends part pour me souvenir, pour essayer de changer les choses mais aussi pour être transformé moi-même. C’est la seule chose qui ne s’interrompt pas. Le changement est la seule chose à ne jamais s’interrompre. Mais je ne sens vraiment pas comme un prêtre, non. Je joue d’un instrument, mais je suis également un instrument dont quelqu’un joue, et quand tout en place, quand tout s’aligne, alors je ne joue pas, c’est quelque chose de plus grand que moi qui est œuvre.

– Parlons de tes ongles, qui sont impressionnants. S’agit-il de vrais ongles ou non ?

– Non, ce sont des ongles en acrylique. Je passe un peu de temps à la poser, les entretenir moi-même, d’ailleurs il falloir que je les recolle à la Super Glu pour ce soir. Ils font le job, ils sont épais et j’en ai besoin pour le style de mon jeu, notamment parce que je joue sur une 12 cordes et que c’est un peu comme jouer sur un fil acéré, c’est intense. Mais ils font le job.

– Cela fait partie de votre rituel d’avant concert de les entretenir ?

– Tout est un entraînement, une préparation à la cérémonie, donc oui je m’y prépare. Et je joue quasiment tous les soirs, c’est intense… pour tenir la distance, il faut de la rigueur dans ses routines. Je m’isole dans la loge, quand je peux en avoir une pour moi seul, sinon évidemment on la partage avec les musiciens. Et comme on accorde un instrument, je dois m’accorder en-dedans, je fais des étirements, je m’échauffe, je mange quelque chose 3 heures avant, c’est une combinaison de plein de petites choses. L’art, le sport, le rituel, c’est ce que je fais tous les jours.

– Dernière question ; qui sont vos musiciens ce soir, et pourriez-vous nous les présenter ?

– Ian Peres à la basse et aux claviers, un musicien fantastique, Michael Barker à « la batterie » (en français dans le texte) et au chant, qui a déjà joué avec moi et c’est un plaisir de rejouer avec lui, et Michael Boase aux percussions et au chant, qui vient de chez moi et avec lequel on a fait la manche souvent.

Merci infiniment pour votre temps, et bon show à vous !»

Interview réalisée au Transbordeur avec Bob, traduction Thomas.